semaine 17. se lever tôt

se lever tôt

Et déjeuner sur la table de la cuisine, l'oeil encore collant, le café corsé. Contempler l'enfant plongé dans un dernier rêve, déposer un baiser silencieux sur sa joue. Enfiler un pantalon, une chemise, une veste. Et fermer la porte sans faire de bruit. Contempler la fumée qui s'extirpe paresseusement des cheminées. Découvrir le froid qui perce les vêtements. Se glisser dans une rue, puis une autre, au hasard. Rue de la station, rue du millénaire, rue de Genly. Se retrouver devant la masse d'un terril (la tête de l'Ogre hors la Terre). Chercher l'entrée. Emprunter un sentier de terre tassée, et gravir. Ecouter les oiseaux se taire sur son passage. Ecouter les oiseaux se remettre à chanter avec impatience. Et continuer à grimper, par pallier, jusqu'au sommet. Et se faire un nid entre les arbres et les broussailles. S'asseoir sans raison. Rester là, tôt levé. Et par dessus le tumulte naissant, les fumerolles qui montent de la terre noire, les maigres silhouettes quittant les maisons, contempler Frameries qui s'éveille.
photo: Frameries s'éveille depuis le mont des écureuils, le jeudi 8 mars 2012, 7h00

semaine 16. de père en fils

de père en fils

Le long d'une échine, au détour du pylore, au tranchage comme au désossage: le couteau signe de son va et vient la viande juteuse bordée d'une dentelle de graisse blanche.
Cédric est le fils d'Emile. Quand Cédric aiguise ses outils, le fusil crépite et la viande bleuit de peur.
Suivant le cycle immuable des choses qui palpitent, la boucherie transmet le précieux flux sanguin mâtiné du Sel de la Terre. Ce qui se trouve là, dans le présentoir, sera moi demain. Avec le hachoir comme rite de passage ou l'attendrisseur pour faire passer le plus dur, le billot se fait le lit des forces humaines.
Recettes aux mélanges gardés secrets (cervelas, boudins, pâtés) comme autant de philtres magiques. Pratiques ancestrales transmises de père en fils. Dans la boucherie, la vie n'est pas une affaire de second couteau.

photo: Cédric prépare des cervelas, le mercredi 29 fév. 2012, 16h47

semaine 15. l'heure du bain

l'heure du bain

Les bêtes ont emporté leur bonne grosse chaleur à l'étable. Quelques rares marcheurs promènent leurs poumons dans l’air vif. A quai aux clôtures, grelottant, l’émail crevassé par le froid, les baignoires s’alignent.
Se penchant, on mire un ciel chargé de nuages. Se penchant plus près, on perçoit, enchâssé dans la glace, des rires cristallins.
Qui s’est baigné là, jadis ? Qui y a briqué ses orteils ? Qui s’y est décrassé après l’ouvrage ? Qui s’y est fait beau pour le bal ? Dans la glace captive, je ne mire plus que les rides de vieux hommes et de vieilles femmes.
Et pourtant, de guingois, comme ivre de froid, la baignoire-abreuvoir rit au miroir de l'éternelle jeunesse.

photo: en promenade près de la ferme des templiers, le samedi 25 fév. 2012, 14h40.

semaine 14. POH 50/70

POH 50/70

Un bon artisan a du savoir-faire. Thierry, lui, a non seulement du savoir-faire, mais également une sacrée dose de savoir-dire. Passé la petite porte, nous voilà immédiatement emporté au pays du garnisseur. Impossible de ne pas tourner de l’œil devant un tel amoncellement de merveilles. Du sol au plafond : outils (rangés à leur place, comme il se doit), fauteuils (passablement dégarnis : ils attendent leur tour), récipients (colles, vernis…), bobines de fils multicolores… Et puis, calés des archelles jusqu’au plafond : des échantillons de mousse façon jeu d’échec, marqués des noms étranges d’extra-terrestres en goguette : POH 50/70, POKM 50, POZ 25/20… Vous suprendriez Thierry en train de désosser un fauteuil ancien : un vrai diablotin bondissant des ciseaux à la machine à coudre, puis de l’agrafeuse au ramponneau (c'est lui qui le dit !). Sur la route d’Eugies, entre l’église et le cimetière, le garnisseur rapièce vos vieilles assises et leur donne l’éternité à vivre.

photo : "Fauteuil d'Eugies" nous ouvre ses portes, le mercredi 15 fév. 2012, 11h37.

semaine 13. les sentiers

les sentiers

Le gamin, emporté par son brave vieux vélo, allait par les sentiers d'Eugies. Ces sentiers saucissonnent les quartiers, les terrains. Ce sont des sentiers de poussière fade. Des laisses qui tirent à elles une chienne de campagne, imparfaite et idéale. Le gamin était une soucoupe volante et les sentiers d'Eugies des couloirs temporels. Le gamin atterrissait en plein moyen âge. Il survolait l’antiquité, engageait une course contre la montre avec une caravelle ou un engin supersonique. Ah, comme il rêvait ! Il filait comme le vent.

photo: un sentier, à Eugies, le samedi 11 fév. 2012, 16h34.

semaine 12. silence

silence

Les pas dans la neige dessinaient des ruisseaux de pas. Les ruisseaux cheminaient, croisant d’autres ruisseaux. Ceux faits de petites traces fines et circonspectes laissées par des chaussures de femmes. De gros ruisseaux au lit profondément marqués par l’empreinte de bottines d’hommes. Les rus entremêlés de souliers d’enfants jouettes, ponctués de glissades plus ou moins rectilignes. On distinguait nettement l’endroit, rond et chiffonné, ou le derrière de l’enfant avait brutalement rencontré la neige.
Sur la place de Frameries, des espaces vierges révélaient une mer tranquille, imprimée parfois du sillage des pneus d’une automobile. Plus loin, des ruisseaux rejoignaient des rivières tranquilles, occupées à se frayer des passages incertains entre les pans boueux des congères bordant la rue des Alliés. En d’autres endroits, les ruisseaux de pas, chamboulés, imprimaient sur la neige une ronde étrange, s’enroulant parfois en d’inquiétants torrents.
J’ai voulu choisir un ruisseau de pas pour le remonter jusqu’à son origine. Jusqu’à sa source. J’ai choisi un ruisseau très fin, très fluide, au rythme délicatement cadencé. Je l’ai remonté jusqu’au Calvaire. Le ruisseau s’arrêtait là, soudainement.
Seul, dans le silence nocturne, planté au beau milieu du théâtre de verdure, j’entendais distinctement chaque petit flocon toucher terre. Des milliers de minuscules bruits mats qui emplissaient l’atmosphère d’une langueur d’éternité.
J’étais arrivé à la Source Unique, là où les étoiles frôlent en silence le corps nu des enfants du cosmos.

photo: le Calvaire de la rue du Calvaire, le vendredi 3 février 2012, 17h58

semaine 10. les bêtes de fonte

les bêtes de fonte

Le feu au gaz darde des éclairs furibonds. Accroupies, de vieilles machines de fonte noire ronflent bruyamment. A pleine charge, elles écrivent et réécrivent inlassablement sous la dictée. Elles enregistrent, passent le message. Elle entrouvrent les portes du temps et, pressant de tout leur poid, y poussent brutalement leur fruit de papier. L'atelier est court, ramassé. L'homme y est furtif, occupé. De temps en temps il passe affectueusement la main sur l'encolure des bêtes. Elles renâclent, ouvrent une large gueule, dardent une langue de pierre. Sous la caresse, les cylindres étincellent de plaisir. Puis, pesamment, sans un mot, les machines reprennent leur inlassable mastication.

photo: atelier de lithographie de Bruno Robbe, le mercredi 18 jan. 2012, 11h53.

semaine 9. homme qui marche

homme qui marche

Marcher droit devant soi. Marcher, seul, entre les escarpements. Avant la nuit, passer de vieux ponts, de mornes usines éventrées par le temps. Des bâtiments de briques dégobillant ressorts sur ressorts. Marcher droit devant soi. Marcher entre les rangées d'arbres raides. Avant la nuit, marcher sur l'asphalte humide. Laisser sur le sol des empreintes plus sombres, comme un diable, comme une onde. Et marcher droit devant soi, le pied léger, le chien joyeux. Marcher, marcher, marcher. Marcher jusqu'au bout du chemin. Laisser derrière soi les idées les plus noires. Et rentrer chez soi. Le chien au poing. Le chien au poing, et la paix au ventre.

photo : sillon pédestre, vu depuis le pont de la rue Donaire, Frameries, le dimanche 15 jan., 17h07.

semaine 8. les feuilles d'or

les feuilles d'or

Tout à côté c’est le théâtre. Plongé dans une semi-obscurité, on attend la scène, sans bruit. Les trois coups ébranlent le plancher. La lumière éclabousse le babil des comédiens. Dans le public, quelqu’un tousse.
Tout à côté, c’est l’atelier des décors. On y travaille le bois, on y bat la ferraille. Le menuisier, paumes épinglées, transmet son savoir-faire à l’apprenti. Quand il sera poncé, il faudra repeindre le grand meuble étrange.
Tout à côté, c’est le silence, le recueillement. Plongé en lui-même, l’artiste, mains agiles et lunettes au nez, tapisse d’or fin de vieux missels de cuir épais. Les pages en sont collées, pour maintenir captive la musique du ciel.
Tout au dedans bat le cœur des enfants, léger comme l’air et riche de sang.
On l’entend : dans le monde de la création, tout est une question de bruits et de silences qui, syncopés, battent une unique mesure : celle de la Vie.

[photo: Jean-Marie Mahieu à la Fabrique de Théâtre, La Bouverie, le 5 janv., 11h23].

semaine 6. la glissade

la glissade

Les bouleaux sont la mauvaise herbe des arbres. Pas étonnant qu’ils poussent en rangs serrés sur nos vieux terrils voûtés. Sous ces cierges irréductibles les racines sont grandes ouvertes, tant à la traque qu'à la morsure. Car, inexorablement, la terre des terrils glisse. Comme la mémoire, plus rien ne la retient que quelques racines effrangées. La terre veut retourner silencieusement d’où elle vient : les entrailles du monde, pour se rouler en boule et profiter de la chaleur maternelle.
Il arrive parfois qu’un bouleau se jette comme canot à la mer à la recherche des mystères qui ont présidé à sa naissance. Mystères des matières, des couleurs, des volumes. Mystères des flux. Le bouleau se jette et attend d’être emporté au fond du puits de la connaissance, oignant de sa sève noire comme la suie son écorce blanche comme le jour.

[photo: terril du Crachet, Frameries, le 19 déc. 2011, 11h44].

semaine 5. dentelle

dentelle

On est dans l'auto (une auto rouge, par exemple) et on passe. On est juste en transit. On va plus loin: gare, bureau, usine, commerce, etc. On pense aux enfants qu'il faut déposer, à la maison qu'on veut acheter, au prix du pain.
Le soir, au retour, il se peut qu'on repasse par là. C'est qu'il y a un supermarché tout à côté ("ménagères, ménagers"). On claque la portière, on s'engouffre entre les portes automatiques. Plus tard, on rejoint l'auto, l'attention braquée sur les hiéroglyphes du ticket de caisse. Une petite angoisse au coeur parce qu'on a acheté une barquette de fraises hors saison ("c'est pour la p'tite"). Puis on repart. On rentre.
La tête trop pleine de soi et des autres, à aucun moment on a vu. Ni à l'aller ni au retour on a perçu. Juste au bord du parking, devant l'étendue de brume. La plus délicate dentelle de lumière qu'un réverbère ait jamais tissée.

[photo: rue Jacques Brel, Frameries, le 13 déc. 2011, tôt le matin].

semaine 4. la dernière compote

la dernière compote

Ce matin, ça crépite sur le lanterneau. La mitraillette du ciel, à coup de gouttes froides, tue le temps. Sur la table, les dernières pommes du verger attendent que sonne onze heures - l'heure de la cuisine à l'eau froide.
Des flaques miroitent près des avaloirs. Les voitures soulèvent des gerbes d'eau. Par la fenêtre, Frameries brille sous la pluie.
Un couteau, une casserole. Une pomme qui frissonne entre mes mains. Ce matin, l’automne touche à sa fin. Bien au chaud derrière la vitre, c'est le moment de concocter une compote maison.

[photo: un sac de pommes sous la pluie, dans le centre de Frameries, le 8 déc. 2011, 10h17]

semaine 3. gravats (1933-2011)

gravats (1933-2011)

Hier: bancs, tables, comptoir. Odeur de bière. Vieux carrelage moiré. Paletot de velours et béret vissé au crâne. Transfiguration à rebours: baskets, souliers, sabots, cothurnes, sandales, corne. Avant-hier encore: pâturages ébouriffés en attente de l'Homme, graviers de Semeur Absent, humus décati, puis magma incandescent.
Gravats (1933-2011): ci-changent les "4 pavés", où se joignent en un équilibre précaire les 4 voies du temps: le passé, le présent, le futur, et l'éternité.

[photo: chantier des "4 pavés", enseigne du feu Grand Central, le 29 nov. 2011, 9h01] 

semaine 2. pâtes et chicons

pâtes et chicons

Les peuples se mélangent au rythme des casseroles. C'est la valse des plats, le tango des ingrédients, la bossanova du savoir-faire. Regardez, la lasagne chiconette: doux imbroglio de feuilles de pâte et de feuilles de chicon. Un vrai miracle. Et les gnocchis: de petites pâtes rondelettes à base de pomme de terre. Ca vous fond dans la bouche comme boules de beurre. Les ponts sont là. Empruntons-les avec gourmandise...

[photo: "aux saveurs de Marconi", le 25 nov. 2011, 20h14]

semaine 1. la pierre

la pierre

C'est une première pierre qui n'en connut pas de deuxième. Peut-être la première pierre d'un châtelet. Celle du socle d'un tombeau. Peut-être juste une borne militaire. Privée de compagnie, sans aucune idée à soutenir, aucune étape à marquer, elle s'enfonce lentement dans l'herbe. Elle fond, comme un sucre abandonné au soleil. Elle s'en ira un jour prochain rejoindre les souvenirs de l'Agrappe. Dont les tréfonds, repus d'hommes, dorment d'un sommeil d'ogre abattu.

[photo: site de l'Agrappe, Frameries, le 14 nov. 2011, 16h35]